Fiabilité des témoignages : l'effet de meute
- francoisbiquillon
- 23 févr.
- 4 min de lecture

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L’expression « effet de meute », appliquée à la fiabilité des témoignages, fait référence à la tendance qu’ont les individus à ajuster – consciemment ou non – leurs récits et leurs souvenirs en fonction du groupe, au point de biaiser ou d’altérer leur propre perception de la réalité. Ce phénomène est proche de plusieurs biais et dynamiques connues en psychologie sociale, comme l’effet de conformisme (ou effet Asch), la pensée de groupe (groupthink), le biais de certitude collectif ou encore le bandwagon effect (« effet de troupeau »).
Voici les mécanismes clés qui expliquent pourquoi cet « effet de meute » peut miner la fiabilité des témoignages :
1. Conformisme et pression sociale
L’un des phénomènes les plus connus à ce sujet est le conformisme, mis en évidence par les expériences de Solomon Asch dans les années 1950. Dans ces expériences, des individus acceptaient de donner une réponse manifestement fausse à une question pourtant simple (par exemple, comparer la longueur de lignes tracées sur un papier), simplement parce qu’ils constataient que tous les autres participants (complices de l’expérimentateur) donnaient cette réponse erronée.
Pression normative : Les témoins peuvent craindre de « se mettre en marge » ou d’être jugés s’ils fournissent un récit différent du groupe.
Pression informationnelle : Face à l’incertitude (ou si un événement a été perçu rapidement, dans le stress, etc.), les témoins peuvent supposer que la majorité est plus fiable, et donc s’aligner sur ce qu’ils entendent, même si cela contredit leur propre souvenir initial.
2. La contagion du souvenir
Les souvenirs ne sont pas figés, ils se reconstruisent et peuvent être altérés par des informations postérieures à l’événement. Les travaux d’Elizabeth Loftus et de nombreux autres chercheurs ont montré que poser certaines questions suggestives (p. ex., « Quelle était la couleur de la voiture qui a brûlé le feu rouge ? » alors qu’on n’a pas établi qu’elle a brûlé le feu rouge) ou confronter un témoin à la version d’autrui peut modifier ce dont il se souvient réellement.
Lorsque plusieurs témoins discutent entre eux, un effet de contamination mutuelle des souvenirs peut se produire. Les versions de certains s’imposent, altérant les récits des autres. Cela peut être amplifié lorsqu’un témoin qui paraît confiant, charismatique ou dominateur expose le premier ou le plus fort ses souvenirs.
3. Le rôle des meneurs d’opinion
Dans un groupe, certaines personnes ont plus d’influence : elles sont perçues comme plus compétentes, plus expérimentées, ou disposent d’une forme de statut (social, professionnel, etc.). Quand ces individus s’expriment avec une forte certitude, ils peuvent entraîner les autres à revoir leur propre point de vue.
Autorité ou légitimité perçue : Les individus ont tendance à se conformer aux propos d’une figure d’autorité (cf. expériences de Milgram, dans un autre registre, démontrant la force de l’obéissance à l’autorité).
Charisme et persuasion : Quelqu’un qui raconte une version de l’histoire de façon convaincante, avec force détails ou émotions, peut influencer les récits subséquents, qui vont s’aligner (consciemment ou inconsciemment) sur cette version.
4. La dynamique groupale et l’engrenage de la cohésion
Dans un contexte de groupe, il y a souvent une valorisation de la cohésion : les gens préfèrent se sentir « unis », en accord, plutôt que d’affronter un conflit ou de paraître « à côté ».
Réduction de la dissonance : Ne pas être d’accord avec le groupe peut générer une dissonance inconfortable. Face à cela, on peut adapter notre récit pour le rendre compatible avec celui des autres, quitte à tordre légèrement la réalité.
Renforcement identitaire : Se « rallier » à une version commune renforce l’identité du groupe (ou de la foule). L’idée de « faire bloc » est parfois plus forte que la précision factuelle.
5. Le besoin de certitude dans l’incertitude
Dans des situations stressantes ou confuses (accident, bagarre, catastrophe, etc.), l’être humain recherche rapidement une explication cohérente pour rendre l’événement compréhensible. Lorsque quelqu’un propose une interprétation claire et catégorique, cela peut rassurer et servir de base à la version « consensuelle » de ce qui s’est passé.
Même si cette version est inexacte ou partielle, elle est susceptible d’être adoptée par le groupe du fait du besoin de certitude : mieux vaut parfois une explication erronée mais partagée, qu’un flou perçu comme anxiogène.
6. Conséquences sur la fiabilité des témoignages
Augmentation du risque d’erreurs : Sous l’effet de groupe, les témoignages peuvent s’homogénéiser autour d’informations fausses ou exagérées.
Création de faux souvenirs : Certains témoins, après avoir entendu des récits erronés, finissent par se souvenir de détails qui n’ont jamais existé (ils adoptent littéralement les faux éléments racontés par d’autres).
Difficulté pour la justice : Les enquêteurs peuvent être confrontés à des versions très proches (parce que discutées collectivement), sans distinguer les éventuelles influences mutuelles ou contaminations.
Renforcement de croyances collectives : Sur les réseaux sociaux, par exemple, de fausses informations peuvent rapidement se propager et être adoptées comme “vérités” par un grand nombre d’utilisateurs sous l’effet de meute.
7. Comment limiter l’effet de meute dans la collecte de témoignages ?
Recueillir les témoignages isolément : Éviter que les témoins se concertent ou discutent entre eux avant d’être interrogés.
Poser des questions neutres : Employer un langage non suggestif ; laisser le témoin décrire librement la scène avant d’entrer dans les détails.
Insister sur l’importance de la précision plutôt que sur l’homogénéité : Encourager les témoins à signaler s’ils ne sont pas sûrs, à dire qu’ils ont vu autre chose, même si cela contredit d’autres récits.
Contrôler la diffusion d’informations : Dans une enquête ou un procès, limiter l’accès des témoins aux témoignages déjà recueillis ou à certaines sources médiatiques qui pourraient influencer leur propre souvenir.
Former les enquêteurs : Les policiers, juges, avocats doivent être conscients des mécanismes de contagion du souvenir et de l’influence sociale pour évaluer la crédibilité de récits convergents qui pourraient, en réalité, être corrompus par l’effet de meute.
En résumé
L’effet de meute (ou bandwagon effect, conformisme collectif) est un phénomène par lequel un groupe homogénéise ou amplifie une version d’un fait, ce qui biaise la fiabilité des témoignages individuels. Les ressorts principaux incluent la pression sociale, la contamination mutuelle des souvenirs, la recherche de cohésion et le besoin de certitude. Pour préserver la qualité et la sincérité des témoignages, il est crucial de prendre des précautions méthodologiques (questions neutres, interrogatoires individuels, sensibilisation aux biais) et de reconnaître que la mémoire humaine est malléable et qu’elle peut être influencée, parfois très fortement, par les dynamiques de groupe.
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